[RP] Fratres, Gaudete !

Messages : 61 Date d'inscription : 17/04/2008 Age : 61 Localisation : Toulouse

Le père Marianus était installé dans son étude, et relisait certains passages de l'Ancien Testament ; il s'acharnait sur la lecture d'un livre, tout particulièrement : le Siracide, plus connu dans le monde latin sous le nom d' "Ecclesiastique".
Et à le relire, il avait peine à en croire ses yeux ; des versets de haine, de mépris, de domination, écrits par un homme imbu de sa personne au plus haut degré ; des passages tels que celui-ci :

Le paresseux ressemble à une pierre couverte d'excréments, que tout le monde rejette avec dégoût. Il fait aussi penser à un tas de fumier : quiconque y a touché se nettoie la main.

où l'on serait bien en peine de trouver la moindre nuance de charité ; ou encore comme cela :

Une femme insolente est la honte de son père et de son mari ; ni l'un ni l'autre ne peuvent la respecter. Lui faire la leçon est déplacé comme une musique en temps de deuil ; mais le fouet et une éducation stricte, c'est la sagesse, dans tous les cas !

ou encore :

Fourrage, coups de bâton et lourdes charges : voilà pour l'âne ; pain, discipline et travail : voilà pour l'esclave. Si tu fais travailler ton esclave, tu auras la tranquillité ; si tu le laisses faire ce qu'il veut, il cherchera à s'évader.

Il s'affligeait de pareille horreur, et se demandait pourquoi les pères de l'Eglise en leur grande sagesse, avaient conservé ce tissu d'ignominies dans le plus Sacré des écrits. En ce moment il repensa à ce qu'il avait appris en Albi ; à savoir, que les Cathares rejettaient une grande partie des Ecritures ; à lire semblable monstruosité il en viendrait presque à leur donner raison...

Allons, Marianus, ne sombre pas à ton tour dans l'hérésie !

Il tourna donc les pages en recherchant fièvreusement autre chose ; un livre optimiste, humain, lumineux ; et c'est ainsi qu'il tomba sur le livre de Jonas.

Il prit le temps de le relire, et bientôt un sourire apparut sur ses lèvres ; ce livre, que certains exégètes interprètent comme une prophétie retraçant de façon symbolique la descente du Christ aux enfers et sa résurrection ; ce livre était rempli d'humour ! Ce prophète couard et geignard, qui fuit la mission que lui a confié le Seigneur pour se réfugier à l'autre bout de la terre, qui fait la sieste au lieu de prier, qui s'afflige que les pécheurs se repentissent car il ne pourra pas faire tomber sur eux le châtiment divin ; ce livre est tout simplement débordant de joie !

Oui, c'est bien ce message là qu'il s'évertuait à faire passer ; Dieu est joie et bonheur, et n'aime point que l'on s'afflige ni se torture vainement, et surtout pas en son nom !

Une chance encore, qu'il ne soit pas tombé sur le Cantique des cantiques... sans quoi il aurait encore osé ajouter que Dieu était aussi sensualité !

Il pensa alors à ce sinistre collège de chanoines, où à l'exception de quelques jeunes clercs on ne trouvait que des visages gris, davantage confits en mortification qu'en spiritualité ; c'est alors qu'il lui vint l'idée, de perpétuer à Toulouse une tradition ecclesiastique de la France du Nord.

On allait encore le regarder de travers, Doyen en tête ; eh bien tant pis ! il n'était pas là pour faire plaisir à de vieux ronchons, mais pour faire triompher la Vraie Foi ; et pour cela tous les moyens étaient bons... y compris la liesse et la parodie !

Messages : 8 Date d'inscription : 01/12/2008

Il se passait des choses au sein du collège des chanoines ; curieusement, certains des plus jeunes clercs se retrouvaient entre eux, affichant des airs de comploteurs souvent barrés d'un sourire en coin ; le Doyen avait tenté d'en savoir davantage, mais il n'avait pu percer leur secret.

Il avait donc réuni autour de lui quelques vieux religieux, gens de confiance, et ils avaient parlé entre eux ; certains affirmaient que l'abbé avait pris à part trois chanoines des plus prometteurs, jeunes et instruits, et que depuis cette entrevue dont rien n'avait transpiré, le tiers du collège semblait s'affairer à d'étranges préparatifs ; il avait été impossible d'en apprendre davantage.

Hé bien, nous voilà beaux ! Déjà que cet abbé avait réussi à introduire des nouveautés dans le rituel eucharistique, voilà maintenant qu'il nous divise ! Je ne vais pas tolérer cela plus longtemps ; il y a un courrier à écrire, en haut lieu, sans quoi nous allons perdre le dernier bastion de la Sainte Eglise en terre d'hérésie !

Puis il déclama ces sages paroles, l'esprit tourné vers cet étranger qui pervertissait le collège et trahissait sa charge :

Celui qui jette une pierre en l'air la jette sur sa propre tête: ainsi un coup perfide fait des blessures au perfide.
Qui creuse une fosse y tombera, et qui tend un filet y sera pris.
Celui qui fait le mal le verra rouler sur lui, et il ne saura pas d'où cela lui vient.

Enfin se signant, il prononça solennellement :
Que le Seigneur nous vienne en aide !
puis il quitta ses acolytes, et s'en fut rédiger son courrier.

Messages : 61 Date d'inscription : 17/04/2008 Age : 61 Localisation : Toulouse

Le lendemain, Marianus avait fait réunir l'ensemble du collège, et il prit la parole, l'air souriant malgré la soupe à la grimace que lui servaient certains des Anciens.

Mes frères ! L'étude et la prière nous sont douces ; cependant, il est des fois où l'on se doit de prendre quelque distance d'avec son travail, sans quoi, on s'y perdrait assurément comme en un labyrinthe ! De même que le promeneur en montagne, pour trouver l'énergie de continuer son ascension, éprouve le besoin de s'arrêter pour contempler le paysage parcouru ; de même que les tonneaux ont besoin d'être entrouverts lors de la fermentation du vin, sans quoi ils éclateraient ; de même, le plus sage parmi les sages a-t-il besoin de se relâcher de temps en temps, afin de retourner ensuite avec une ardeur renouvelée à son ouvrage !

Toute corporation a sa fête patronalle ; Dans les contrées nordique du Royaume de France, d'où je viens, il est coutume que le petit clergé célèbre la sienne au mois de janvier, avant que le Carême ne débute ; suivant les diocèses cette fête se célèbre le premier janvier, ou encore lors de la commémoration de la fuite de la Sainte Famille en Egypte ; c'est cette date là que je vous propose d'adopter.

Ce jour, nous demanderons aux chantres de bien vouloir, comme à l'accoutumée, nous chanter les cantiques d'usage ; cependant, une messe d'un aspect... particulier y sera dite.
Je ne puis vous en dire davantage, certains des novices sont déjà informés de ce qui se devra faire ce jour ; les goliards* de la ville aussi, contactés par nos soins, se sont engagés à nous prêter assistance.

Il lança un regard circulaire sur toute l'assemblée ; les expressions allaient de la malice chez certains jeunes chanoines, à l'incomprehension chez d'autres, voire à la colère chez le Doyen et ses acolytes. Vrai que ceux-ci, pisse-vinaigre comme ils étaient, avaient tendance à frémir dès que l'on mentionnait le mot "Goliards"

Je puis vous garantir que Toulouse n'oubliera pas la date de la fête du petit clergé !

*Clercs sans attache précise, généralement itinérants, qui allaient de ville en ville proposer leurs services (indispensable en un temps où si peu de gens ont accès à l'instruction) ou poursuivre leurs études ; la plupart étaient forts instruits, ce qui n'empêche pas les goliards d'être réputés pour leur vie de débauche. Ce sont les goliards qui composèrent les fameux "Carmina Burana".
Vous en apprendrez davantage ici : http://fr.wikipedia.org/wiki/Goliard

Messages : 8 Date d'inscription : 01/12/2008

Mais qu'est-ce que c'était que cette histoire ? Une fête patronale pour le petit clergé, soit ; mais des cachotteries, alors que le rite de l'Eglise est un rite révélé, qu'il éclate en pleine lumière et refuse les secrets et mystères... voilà déjà qui sentait l'hérésie !
Et maintenant, on allait en plus nous imposer les goliards ! La représentation même du vice et de la débauche ! C'en est trop !

Le Doyen se leva, et apostropha le Père Marianus.

Père abbé, j'ignore ce que vous manigancez ; mais vous ne pouvez ignorer, que dans certains diocèses ces goliards et gyrovagues ont reçu l'interdiction de s'approcher des autels ; et je vous l'affirme, il n'est pas question que nous les laissions pénétrer dans le choeur ! Tous clercs qu'ils soient !
Et j'aimerais bien en savoir un peu plus sur la façon dont vous comptez préparer cette fête ; après vous, je suis la première autorité céans en matière de liturgie ; et j'estime avoir mon mot à dire !

Il attendit la réponse de l'abbé ; autour de lui, les quelques vieux clercs qui le suivaient dans sa démarche, étaient dans la même expectative.

Messages : 61 Date d'inscription : 17/04/2008 Age : 61 Localisation : Toulouse

Le Père abbé resta impassible ; posément il répondit au Doyen :

Non, mon frère ; ce jour là vous n'aurez pas votre mot à dire ; et moi non plus.

Ce jour là, l'église et la liturgie seront entre les mains du petit clergé, qui une fois l'an, acquiert tous les droits ; nous, nous serons confinés à moucher les cierges ou balancer l'encensoir.
Toutefois, si cela peut vous rassurer, je puis vous annoncer que les goliards resteront dans le transept, et ne pourront pénétrer dans le choeur.

Il laissa planer le silence durant un instant ; puis repartit, parlant avec une douceur mêlée de fermeté :

Que tout cela ne vous convienne guère m'importe peu ; l'affaire est lancée, et je vous assure que vos jeunes chanoines ont déjà fort bien pris les choses en mains !

Messages : 8 Date d'inscription : 01/12/2008

C'en était trop pour le Doyen ; soufflant comme un taureau en rut, il quitta la salle de réunions.

Ah, si au moins le courrier qu'il avait écrit pouvait parvenir rapidement à son destinataire ! On pourrait éviter l'humiliation de cette cérémonie grotesque que le Père Marianus avait lancée ; les novices à dire la messe, et Doyen et Abbé à la servir ! Quel ridicule ! Et qu'avait-il pu encore leur préparer d'autre, cet estranger ?

Et l'évêque de Toulouse, où était-il ? Sans doute que lui, pourrait remettre bon ordre dans ce capharnaum... faire renvoyer cet abbé hérétique au fond d'un couvent de montagne, et le remplacer par un clerc réellement pieux et méritant...

Messages : 8 Date d'inscription : 01/12/2008

Le "grand jour" était enfin arrivé ; à leur place habituelle, dans les stalles du choeur, les chanoines avaient entoné les premiers offices : Prime et Tierce s'étaient succédés de façon tout à fait normale, si bien que le Doyen pensa que le projet avait avorté... puis vint l'heure de la Messe.

Et là, les plus jeunes des chanoines furent introuvables ; les anciens commencèrent à se poser des questions, à ronchonner ; mais l'office divin ne pouvait attendre.

Ils s'apprétaient donc à prendre les ornements liturgiques, lorsqu'ils entendirent un son inhabituel provenant de la nef ; des fidèles arrivaient, mais... ils jouaient de la musique ; des jongleurs* !

Le Doyen, les yeux exorbités, allait s'approcher d'eux pour les chasser du Saint lieu ; mais à ce moment les jeunes clercs les entourèrent ; ils avaient revêtu les aubes et chasubles des célébrants, alors qu'ils n'avaient encore pas été ordonnés prêtres !

*Le mot jongleur vient du latin du lat. joculatorem, celui qui joue ; les jongleurs étaient au moyen-âge des musiciens, joueurs d'instrument ; c'est par extension péjorative, que ce terme a commencé de désigner des joueurs de tours de passe-passe, des bateleurs jouant avec des boules ou avec des cercles qu'ils lancent en l'air.

Messages : 61 Date d'inscription : 17/04/2008 Age : 61 Localisation : Toulouse

Vêtu comme un simple clerc, le Père Marianus s'approcha du Doyen ; il tenait à la main les deux perches qui servaient à allumer et éteindre les cierges de l'autel.

Pardonnez-moi mon frère ; mais ceci est votre apanage de ce jour ; et le Père Gustin tiendra l'encensoir, tandis que nos autre prêtres dûment ordonnés devront humblement servir...

Dans la nef, les jongleurs avaient joué d'entrainants airs à danser ; déjà quelques fidèles prenaient place, l'air étonné mais radieux devant ce spectacle inattendu ; puis, déboulèrent dans la nef une bande échevelée, quoiqu'arborant costume ecclésiastique : les goliards !

Ils se placèrent au transept, devant la barrière du choeur ; et là, commença l'horreur, pour les respectables Anciens du collège de chanoines de Saint-Sernin : les goliards, se vantant de massacrer la Messe, attaquèrent avec des chants célébrant l'ivresse et la boisson !
Puis, toujours pire, ils se mirent à beugler plus qu'ils ne chantaient, un hymne parodique, adressé non pas à Dieu (Deus) mais à une divinité aberrante, le Dieu des dés à jouer, Decius !

Et si c'était le tout ! Voilà qu'en même temps, ils se mettaient à jouer aux dés, à même le sol de l'église !

* * * * * * *

Pour voir la première partie de la messe des fous : cliquez ICI

Messages : 8 Date d'inscription : 01/12/2008

Le Doyen, pour le moment, jouait le jeu ; comme lorsqu'il n'était encore qu'un jeune diacre, il alluma les candélabres sur l'autel, avec le Père Marianus ; puis il reprit place dans les stalles.

Ce qu'il vit alors manqua de lui faire sortir les yeux des orbites ; les goliards continuaient leur aberrante messe des joueurs, et voilà que les jeunes chanoines, dans le choeur, revêtus d'habits brodés d'officiants, entonnaient ce cantique parodique, que l'abbé avait dû leur souffler :

Hac in anni janua
tendamus ad ardua
virtutum subsidio.
Gaudia sunt mutua
muto facto vitio.
Reproborum fatua
reprobatur actio

(Au seuil de la nouvelle année, nous tendons vers les hauteurs, aidés par la vertu. Partout règne la joie et le vice est banni. A la bêtise des malveillants, par de bonnes actions nous répondons.)

Si cela n'était pas une provocation ! Et là... comble de l'horreur ! ils sortaient saucisses et fromage de paniers, et les disposaient sur l'autel !

Un vieux chanoine faillit se trouver mal ; il sortit, soutenu par deux de ses congénères, un vieillard aigri et racorni et un jeune ambitieux au regard vicieux.

De la clique des ronchons, seul restait le Doyen, atterré ; mais il devait rester ; il fallait qu'il témoigne de cet étalage de vices ; il eut volontiers crié, mais les beuglements des goliards, les cantiques blasphematoires des chanoines et les rires et réparties des fidèles auraient couvert sa voix ; tel saint Antoine au désert, il se trouvait seul, plongé dans un océan de péché.

Son affliction fit qu'il ne saisit pas les paroles du nouveau cantique des chanoines :

Lux hodie, lux leticie ! me iudice, tristis
Quisquis erit, removendus erit sollempnibus istis.
Sunt hodie procul invidie, procul omnia mesta.
Leta volunt quicumque colunt asinaria festa !

(Lumière de ce jour, lumière de joie ! Ceux qui sont tristes seront rénovés par cette fête. Honnis soient l'ennui et les soucis ! Ceux qui célèbrent la fête de l'âne ne veulent penser qu'à la joie !)

Soudain, des clameurs s'élevèrent hors de l'église ; comme un mouvement de foule qui se rapprochait ; et le Doyen entendit cette rumeur se répandre :

L'Evêque ! l'Evêque !

Enfin ! l'Evêque de Toulouse arrivait, averti par le courrier du bon Père ! Il allait remettre bon ordre à tout cela, et pour sûr, le Père Marianus serait ce soir démis de ses fonctions !

(Suite de la messe des goliards (troisième partie) : ICI)

Messages : 217 Date d'inscription : 20/09/2008

Michel et Ysilde étaient sous des atours discrets présents depuis le début de cette étrange messe et se regardaient sans tout à fait comprendre ce qu'il s'y passait, c'était la première fois qu'ils voyaient cela et appréciaient mais ils n'auraient de cesse que de demander la signification exacte au Père Marianus.

Ysillde écarquillait les yeux, et de temps à autre, regardait Michel, un sourire aux lèvres. Elle n'avait jamais assisté à une telle messe. Dans son couvent, les offices, même s'ils n'étaient pas tristes, étaient plutôt austères.
Les chants, les jeux, tout cela l'étonnait et la ravissait en même temps. Mais, elle ne savait quelle attitude adopter : participer ou rester en retrait. Son éducation religieuse stricte prit le dessus et la poussa à rester discrète.
Alors que l'étrange messe se poursuivait, Ysilde et Michel entendirent les clameurs annonçant l'arrivée de l'évêque. Ysilde pinça les lèvres, se demandant si cette venue était de bon augure ou pas ....